Portrait

Yasmine Char « Je prends le bonheur à bras-le-corps »

Entre théâtre, musique et danse, la directrice de l’octogone a présenté sa dernière saison à la tête de l’institution. Retrouvant également sa casquette de dramaturge, elle termine d’écrire une pièce pour la metteuse en scène sandra gaudin. Ami(s) sera en création en mars 2026 dans sa prestigieuse salle de spectacle.

Par Mélanie Chappuis

© FRANCESCA MANTOVANI

Elle a l’art des contrastes heureux. Lumineuse et réservée, chaleureuse et pudique, drôle et grave, intense et évanescente. Retrouver Yasmine Char, c’est tourner à distance raisonnable du soleil. Son prochain rendez-vous est à 14 heures. Nous sommes à peine en retard – notre côté pas totalement suisse ! – pour déjeuner l’une avec l’autre sur une terrasse lausannoise. Il nous reste une heure et quart pour nous raconter. Dans les deux sens, sinon, c’est tricher !

Elle vient de présenter sa nouvelle saison au théâtre de l’Octogone, avec une programmation qui ouvre sur Cléopâtre – La reine Louve d’Éric Bouvron. On retrouvera ensuite une adaptation des Liaisons dangereuses par Arnaud Denis, plus tard Florian Zeller, avec La Vérité… Lorsque je lui demande quelle est sa pièce coup de cœur, elle éclate de rire et me répond « la mienne » ! Car oui, la metteuse en scène, Sandra Gaudin, lui a demandé une pièce, que Yasmine a terminé d’écrire cet été. Sandra Gaudin et elle, c’est un « coup de foudre amical », qui date de 2023, lorsque la metteuse en scène propose à la directrice de théâtre Who plays who ? avec Marthe Keller, une pièce qui s’inspire de la dernière œuvre de John Cassavetes : A Women of Mystery. Le succès est au rendez-vous. Les deux artistes deviennent amies et décident de récidiver avec une nouvelle collaboration : Ami(s), mais au masculin puisque les rôles principaux sont tenus par deux hommes.

HUIS-CLOS DANS UNE TÉLÉCABINE

Avec cette pièce, sa troisième, Yasmine revient au théâtre après avoir publié trois romans aux éditions Gallimard. Ami(s) est née « doucement, mais sûrement. En côtoyant des artistes très connus. J’ai constaté qu’ils ont toujours leur femme, qui gère, et un cercle très restreint de personnes à qui ils font confiance, deux ou trois, pas plus. Ils se méfient de tout. Et ils se vantent d’être restés simples alors que pas du tout, ils disent qu’ils veulent qu’on leur foute la paix, mais, quand on la leur laisse, ils se vexent. (rires) J’ai eu envie de confronter une star à un admirateur lambda. » Et Yasmine de rire de plus belle à un souvenir qui la traverse. Elle avait croisé Daniel Auteuil dans un TGV. « J’ai voulu lui dire quelque chose. Je n’ai rien trouvé de mieux, ni de plus original que : ’j’aime beaucoup ce que vous faites…’ Il est très gentil. Vraiment. Très humble. Vraiment ! Je l’ai invité à l’Octogone par la suite. » Avec sa casquette de directrice et de programmatrice de théâtre, plus seulement de fan. Ça aide. Et alors, Ami(s) ? « C’est l’histoire d’un immense musicien, on organise une fête pour lui à la montagne, ce pourrait être Gstaad ou Megève, mais il quitte sa fête, il veut s’isoler pour réfléchir, il prend une télécabine et là, juste avant la fermeture des portes, entre un collant. Un admirateur qui lui cache qu’il est un admirateur, qui fait semblant de ne pas le connaître. Il bloque la cabine avant l’arrivée au sommet. Il a des choses à lui dire. C’est une histoire de reconnaissance de dette. Une tragicomédie. Ils ont la soixantaine, je veux transmettre des choses sur cet âge-là, et sur l’amitié. »

NE PLUS SE PRENDRE LA TÊTE

Elle a 62 ans, qu’elle ne fait pas, et l’envie de ne plus avoir aucune dispute, aucun malentendu avec ses proches. « Il reste une dizaine d’années à vivre en bonne santé. Alors, je ne veux plus me prendre la tête. Mon mari adore ! », constate-t-elle en riant. Elle me confie que jusqu’ici, elle a dû lutter contre un sentiment d’abandon qui remonte à l’enfance. Elle me parle pudiquement et brièvement de sa mère, qui a déserté le foyer alors qu’elle avait huit ans, les laissant elle, ses frères et leur papa, qui décèdera un an plus tard. « Ensuite, on a été repris par la famille paternelle. » Il y a ce drame, intime, et le quotidien des Libanais, et de ceux qui habitent un pays en guerre. Née à Beyrouth, elle partage avec les Beyrouthins « la faculté de tout relativiser, de faire avec ce qu’on a, et d’aller de l’avant. Franchement, le voisin qui fait du bruit, le compost qui macère… » On éclate de rire. L’auto-apitoiement, ce n’est pas le genre de Yasmine Char. De l’enfance, de l’éducation qu’elle a reçue, elle garde aussi le secret de ses joies ou de ses peines. De ses peines, on sait peu de choses, et quand elle les dévoile, c’est avec le sourire. Quant à ses joies, elle les savoure d’abord seule. « Je sais que c’est bizarre, mais sans doute ai-je vécu la sensation de perte trop tôt et je connais la valeur de prendre à bras-le-corps le bonheur quand il est là. » Ainsi, elle aura gardé pour elle quelques jours la joie du feu vert de Gallimard à la réception de son premier manuscrit, ou la nouvelle de sa nomination au titre de Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres. « La joie qu’on peut ressentir, à partir du moment où on en parle, on l’affaiblit. On la partage, certes, mais on l’affaiblit. On ne me fait rien sortir, hormis quelques colères assez ravageuses. »

SA TRILOGIE LIBANAISE

Beyrouth est dans ses romans, qui sont sa « trilogie libanaise » : La main de Dieu, Le Palais des autres jours et L’amour comme un empire. « L’écriture de mon dernier roman, par exemple, a coïncidé avec la montée du rejet des migrants en Europe. Ça m’a paru évident de situer l’action dans un pays qui tout à coup ouvrait ses frontières à un million de personnes qui ne savaient pas où aller. Le Liban a été ce pays. Sans se poser la question de la façon de recevoir autant de gens, aussi vite. Ça a commencé à mal tourner, car du côté chrétien, il y a eu la peur que cette arrivée massive se fasse au détriment de la religion chrétienne. Et puis, il y a eu beaucoup de colère, les réfugiés syriens cassaient les prix et prenaient le travail des Libanais. » La peur de l’autre, et les intérêts économiques. On a identifié les ennemis de la paix. Dans L’amour comme un empire, il est aussi question d’Israël, et du refus de l’héroïne de suivre l’homme qu’elle aime dans ce pays voisin, ennemi juré du Liban. « Si je m’engage à travers l’écriture, je refuse de le faire à travers les artistes que je reçois dans mon théâtre. Je n’ai pas envie de mêler la culture à la politique. Refuser de programmer un artiste parce qu’il est Israélien, c’est entrer dans le jeu de la montée de la haine. Et puis, les artistes sont souvent de gauche, contre la politique de Nétanyahou, je ne veux pas mettre tout le monde dans le même panier. »

D’ailleurs, le chorégraphe israélien Hofesh Shechter est programmé en mars 2026 à l’Octogone, en création mondiale. Car l’Octogone, c’est du théâtre, mais également de la danse et de la musique. « C’est la danse que j’aime le plus », confie l’écrivaine. « Bien sûr, dans le théâtre, les mots te procurent une jouissance, mais c’est une jouissance qui reste intellectuelle, alors que la danse, ça prend tout. Dans les réactions du public, je le vois aussi, quand il y a quelque chose de fort en danse, les gens deviennent fous, ça se lève, ça siffle, ça crie… Au théâtre, c’est plus posé ! » D’ailleurs, il est déjà 14 heures, il est temps de bouger. Elle s’éloigne avec la grâce et l’agilité d’une danseuse, tandis que je termine mon eau gazeuse. 

www.theatre-octogone.ch

« Je n’ai pas envie de mêler la culture à la politique. Refuser de programmer un artiste parce qu’il est Israélien, c’est entrer dans le jeu de la montée de la haine. »

« ENCORE UNE JOURNÉE DIVINE »
Après 25 ans d’absence, François Cluzet remonte sur les planches pour incarner Robert, un thérapeute et auteur à succès, qu’un léger surmenage conduit à Sainte-Marthe, un établissement psychiatrique aux allures de sanatorium chic.
© JEAN-LOUIS FERNANDEZ

VINCENT DELERM
Six ans après Panorama, le chanteur français revient avec un nouvel album, La Fresque, qui se présente comme un tableau vivant, explorant les liens qui unissent, les instants partagés et les souvenirs qui façonnent nos vies.
© ARNO LAM

« IN THE BRAIN »
Le chorégraphe israélien Hofesh Schechter présente cette pièce en première mondiale à l’Octogone, à l’occasion du festival Steps.
© TODD MACDONALD

Avec Ami(s), Yasmine Char s’inspire de sa fréquentation des artistes sur fond de réflexion existentielle. Deux hommes, interprétés par Thierry Romanens et Nicolas Rossier, se retrouvent face à face dans une télécabine…
© ANTHONY DEMIERRE

YASMINE CHAR

1963 Naissance en avril à Beyrouth.
1987 Licence à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines à Beyrouth.
1988 Administratrice de Médecins du monde au Pakistan, puis au Sri Lanka en 1991.
1997 Naissance de Guillaume. Sébastien suivra trois ans après.
2010 Prix du Roman des Romands et Prix culturel vaudois pour La main de Dieu, Gallimard, 2008.
2011 Devient directrice de l’Octogone.
2018 Nommée Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par la France.
1963 Naissance en avril à Beyrouth.
1987 Licence à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines à Beyrouth.
1988 Administratrice de Médecins du monde au Pakistan, puis au Sri Lanka en 1991.
1997 Naissance de Guillaume. Sébastien suivra trois ans après.
2010 Prix du Roman des Romands et Prix culturel vaudois pour La main de Dieu, Gallimard, 2008.
2011 Devient directrice de l’Octogone.
2018 Nommée Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par la France.