A table

Kiosque des Bastions : du bonheur d’être dans la« zone »

Il n’a fallu qu’une photo de groupe, devant la rotonde, pour briser la glace entre Kyrie Kristmanson, Sibylle Blanc et Margaux Kindhauser. Le déjeuner n’a été qu’une suite de confidences et de références. Avec un point commun : elles ont toutes fait des choix forts dans leur carrière.

Par Jean-Daniel Sallin / Photos : Magali Girardin

« Être dans la zone ». Les sportifs rêvent tous de vivre, un jour ou l’autre, cet état second où plus rien ne peut les atteindre. Une fois au moins, Roger
Federer, Michael Jordan ou Pelé ont ressenti cette impression, magique, de ne plus toucher terre et de réussir tout ce qu’ils entreprenaient. Intouchables et invincibles ! On touche presque à la magie noire, à cette situation de transe que les moines tibétains tentent d’atteindre par la méditation…  Saviez-vous que ce « flow » existe également dans l’art ? L’acte de création peut parfois répondre à des règles irrationnelles.

« Dans nos métiers, nous ne sommes que des passeurs », explique Sibylle Blanc. « On n’est pas très loin du chamanisme ! Quand je crée une pièce, le personnage prend parfois possession de moi, j’ai le sentiment que les dialogues s’écrivent tout seuls. Je deviens comme spectatrice et j’écris ce que je vois, comme une secrétaire. » En face d’elle, Margaux Kindhauser, alias Mara, admet avoir expérimenté ces instants de lâcher-prise, dans son atelier, où le geste devient mécanique, quasiment mystique. « J’ai l’impression que mon cerveau dort… L’inspiration arrive par vague. Ces transes me font vraiment vibrer. Je vis pour ces moments ! »

Le revers de la médaille ? Lorsqu’elle s’arrête, la « zone » peut susciter une frustration chez l’artiste. À force de rechercher cet état second, il s’expose à un désert d’inspiration, à cette fameuse leucosélophobie – le syndrome de la page blanche – qui fait frémir n’importe quel auteur en ce bas monde. « Le ’flow’ est ce qui détermine que tu es artiste ou pas », reprend Sibylle Blanc. « Si tu abandonnes à la première difficulté venue, quand le ’flow’ n’est plus là, tu peux changer de métier… L’erreur fait partie du chemin. Tu dois te tromper, essayer, hésiter, avant que cela fonctionne. Il y a donc un vrai travail à faire sur soi pour accepter les échecs. »

EINSTEIN OU NIETZSCHE ?

Lorsqu’elles se sont retrouvées au Kiosque des Bastions, à notre initiative, ces trois femmes ne se connaissaient pas le moins du monde. Impatiente de partir en virée à moto pour la Pentecôte, Sibylle est arrivée la première, avec son chien, Gary, adopté lors d’un voyage en Russie. Kyrie Kristmanson, elle, a débarqué avec sa guitare et sa valise : au programme du festival Les Athénéennes, la chanteuse avait rendez-vous, après notre déjeuner, à l’Alhambra pour le soundcheck, quelques heures avant son concert du soir. Une fois que Margaux est venue compléter le trio, il n’a fallu qu’une photo de groupe, devant la rotonde, pour briser la glace. Cette rencontre s’annonçait riche en références et en confidences. Elle le fut. Il a été question de dyscalculie, de vies antérieures, d’ultracrépidarianisme, de champignons… Même Einstein et Nietzsche ont été convoqués comme témoins, c’est dire !

« Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », disait d’ailleurs le physicien, voyant une force supérieure se manifester dans les événements imprévisibles de la vie. « Nul vainqueur ne croit au hasard », lui rétorque le philosophe, lequel estimait que la chance est d’abord le résultat de la volonté d’un individu. Quelle est la part de hasard dans cette rencontre ? Et dans leur parcours respectif ? À les écouter partager leurs expériences, j’ai plutôt le sentiment qu’elles ont pris leur destin en main et qu’elles ont choisi leur chemin avec conviction.

UNE AFFAIRE DE RENCONTRES

Ainsi, lorsqu’elle reçoit le coup de fil d’Emily Loizeau pour lui proposer d’assurer sa première partie, Kyrie Kristmanson n’était pas totalement épanouie dans son groupe de folk « indé ». « J’avais des soucis de santé, je me sentais oppressée dans un milieu somme toute assez macho », se souvient-elle. En traversant l’Atlantique, la Canadienne s’offrait un nouveau territoire à explorer. Presque un nouveau départ. « La France est le pays qui m’a permis de vivre de mon art. Emily m’a prise sous son aile, c’est le cas de le dire, et elle m’a aidée à trouver un label… » À peine Kyrie a-t-elle terminé sa phrase qu’un moineau vient virevolter autour de notre table ! Hasard ou signe du destin ? Elle finit par s’inscrire à la Sorbonne, à Paris, afin d’étudier, thèse à l’appui, l’histoire des femmes troubadours au Moyen Âge. Un sujet qu’elle continue de creuser dans sa musique et qui l’inspire au quotidien.

Margaux Kindhauser, aussi, a dû jouer des coudes pour s’acquitter des a priori et imposer son trait dans un genre, le fantastique, qui n’attire pas les femmes. « Cela fait huit ans que je suis dans l’enseignement. Chaque année, j’ai entre dix et quinze élèves par classe, une majorité de filles, et il n’y en a qu’une ou deux qui me proposent des histoires dans la BD de genre. Pourquoi l’horreur ou l’heroic fantasy ne serait réservé qu’aux hommes ? » Mara ne s’imaginait pas une seconde écrire pour les enfants. Elle, ce sont les fantômes, la magie et le cinéma qui l’inspirent ! Autodidacte, la Lausannoise doit sa carrière à une rencontre : « J’ai présenté mes premiers dessins à Jean-Philippe Kalonji, quand j’avais 18 ans, et il m’a encouragée à continuer. » Avec Clues, puis Spirite, sa série en cours, Margaux est reconnue par ses pairs pour son coup de crayon et son univers captivant.

LES RENDEZ-VOUS DU KIOSQUE

Le vendredi 19 septembre, le Kiosque des Bastions organisait une soirée haute en musique, afin de clôturer l’été et annoncer ses prochains Rendez-Vous pour la saison automne-hiver 2025-2026.

DE LA SCÈNE À L’ÉCOLE

Que dire du parcours de Sibylle Blanc ? Après avoir été une star du petit écran en Suisse romande, jouant notamment dans la sitcom Bigoudi, sur la RTS, elle a décidé, à l’approche de la quarantaine, de changer de métier, pour devenir logopédiste en milieu scolaire. Un choix qui l’a ramenée sur les bancs de l’Université pour obtenir son master. « Quand on est comédien, on est toujours à la merci du désir d’un metteur en scène », dit-elle avec philosophie. Elle en a eu assez d’attendre. Parfois, dit-elle, elle est rattrapée par son ancien job, prêtant sa voix pour du doublage. Dernièrement, elle a également écrit une pièce, Une création originale, qu’elle a interprétée au théâtre Les Salons, à Genève avec Gaspard Boesch et Caroline Cons. L’histoire d’une comédienne qui cherche un rôle pour relancer sa carrière et tombe sur un directeur de théâtre au bord de la faillite et une auteure qui n’a jamais écrit une ligne. Inspirée de ses propres expériences ? « Dans un rôle ou dans un personnage, tu insuffles forcément ta palette de couleurs. C’est pourquoi je n’aurais jamais pu faire de stand-up. Je n’ai pas envie de partager mes histoires personnelles avec le public. Je préfère jouer… » Et, à voir son enthousiasme, elle n’est pas prête de s’arrêter !


Bande Dessinée
MARGAUX KINDHAUSER
Le troisième tome de sa série Spirite est sorti en janvier dernier et, depuis, Margaux Kindhauser, alias Mara, n’a plus une minute à elle. Elle compte bien profiter du moment présent et rattraper (un peu) le temps perdu. En 2020, la pandémie avait contrarié la parution du premier volet. Et, à la sortie du deuxième, elle apprenait que sa fille était atteinte d’une maladie génétique rare. La priorité était ailleurs… Dédicaces, interviews, rencontres avec des lecteurs, la Vaudoise ne boude pas son plaisir. Autodidacte, passionnée par le fantastique et l’heroic fantasy, elle est à la fois auteure et scénariste de ses BD et est enseignante à l’école privée Ceruleum à Lausanne.

www.margauxmara.com


Théâtre
SIBYLLE BLANC
Elle a fini par quitter Genève pour se rapprocher de Lausanne. Un juste retour aux sources ! Originaire d’Aubonne, village dont son père fut le syndic, Sibylle Blanc avait posé ses valises au bout du lac, alors que sa carrière de comédienne décollait. Bigoudi, avec Laurent Deshusses et Maria Mettral, Les Pique-Meurons avec Lolita Morena et Alain Monney… Elle enchaînait alors les projets avec gourmandise. Désormais logopédiste en milieu scolaire, la Vaudoise a emménagé dans la maison de sa grand-mère. « Elle est restée vide pendant dix ans. Aujourd’hui, elle vibre différemment et j’ai l’impression qu’elle me remercie. Il y a plus de fleurs dans le jardin, plus de lumière, plus de pommes dans les arbres… »


Folk
KYRIE KRISTMANSON
Elle a délaissé sa maison en Normandie, où elle habite désormais, pour venir présenter son spectacle, Venus Rising, à l’Alhambra, avec le trio de percussionnistes TR9, lors du festival Les Athénéennes. Un répertoire, autour du désir féminin, qui couvre 800 ans d’histoire de la musique et rend hommage aux compositrices du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Née à Ottawa, la Canadienne s’est d’abord consacrée à la folk. Un appel d’Emily Loizeau l’a incitée à traverser l’Atlantique : elle lui demandait d’assurer sa première partie. Elle finit par s’inscrire à la Sorbonne pour écrire un mémoire sur les premières femmes troubadours… Désormais, Kyrie s’inscrit dans cette lignée de musiciennes !
www.kyriekristmanson.com