Il fait un temps à ne pas mettre un canard dehors. Les gouttes de pluie s’amusent comme des folles dans les flaques. Le brouillard, lui, a choisi de tirer le rideau devant les Alpes. Circulez, il n’y a plus rien à voir ! Est-ce cette grisaille ambiante sur les hauts de Lausanne ? L’imminence de la Toussaint? Ou alors la fatigue ? Ce matin-là, il s’est en effet levé à 5 heures du matin pour pouvoir grimper dans le TGV et arriver à l’heure à notre rendez-vous à l’hôtel Aquatis. Marc Aymon décide de convier la Faucheuse à notre table, posant la question sans crier gare : « Quel est ton rapport avec la mort ? » Un ange passe. Yilian Cañizares se lance : « À Cuba, la mort fait partie de la vie, et vice versa. Ce sont nos ancêtres qui nous ont permis de vivre cette expérience qu’est la vie. Une fois partis, ils sont toujours avec nous, dans un autre niveau de conscience. » La chanteuse parle alors de Gloria, sa grand-mère, son pilier, disparue il y a 2 ans. « Le jour de sa mort, j’ai ressenti une profonde paix en moi », précise-t-elle. « Et, à chaque moment d’angoisse ou de panique, c’est elle que je vais chercher, comme quand elle était vivante. Je la retrouve, je l’écoute en moi, je lui parle parfois… J’ai hâte de pouvoir atteindre moi aussi ce niveau de conscience. »
Marc Aymon évoque un autre souvenir. Celui de sa maman, Nicole, qui s’inquiétait de voir son fils se consacrer à la musique. « Lorsqu’elle est tombée malade, j’ai pris ma guitare et je suis allé lui chanter les chansons qu’elle me fredonnait quand j’étais petit. Une fois terminé, elle m’a dit qu’elle aimait beaucoup mon nouveau projet. » Était-ce un signe ? Après sa mort, le Valaisan suit son instinct et, en hommage à sa mère, enregistre Glaneurs, trésors éternels, avec d’autres artistes romands, un carnet de chants qui intègre tout ce patrimoine poétique et musical. « Ce projet m’a amené de la sécurité ! » Si on dépasse la douleur, vivace, de « perdre un être que l’on a envie de toucher, de voir », la mort peut aussi marquer le début d’une autre histoire…
Une envie d’authenticité Comment préjuger d’une alchimie, lorsqu’on invite trois artistes autour d’une table ? Peut-on imaginer qu’une fois les questions d’usage, posées pour se découvrir, on soit amené à débattre aussi librement sur la mort ? Pour notre trio, l’échange n’est pas fortuit, car il infuse une autre idée, toute aussi fondamentale : quel sens donner à son art ? À ses projets ? Pourquoi choisir un chemin plutôt qu’un autre ? Installée en Suisse depuis vingt ans, Alexia Weill s’est lancée dans la sculpture, après une carrière de réalisatrice à Paris. Pierre, bois, résine… Ce petit bout de femme jongle avec les matières. En revanche, elle a choisi le cercle comme sujet principal. « C’est un symbole inspirant », dit-elle.
« Le cercle est un symbole inspirant. Pour moi, il représente l’humain dans sa globalité. »
« Pour moi, il représente l’humain dans sa globalité. Le rond est partout autour de nous. Mais je travaille le cercle comme un mandala, en gravant dans la pierre les énergies que je ressens. » L’artiste – qui crée aussi des œuvres digitales avec un casque de réalité virtuelle – nourrit d’ailleurs une relation charnelle avec la matière. « Lorsque le bloc de marbre arrive dans l’atelier, le moment est magique. Je le découvre, je l’apprivoise, je m’en nourris… La pierre garde toujours sa personnalité, c’est moi qui la magnifie tout au long du processus de création. »
Cette quête de sens, Marc Aymon la nourrit jour après jour. Il n’y a pas un seul projet qui échappe à cette envie d’authenticité et à ce besoin de « garder le fil » coûte que coûte. Sa résidence d’artistes, en Valais, dans un lieu qu’il veut secret, répond à ces questions. « On enlève les chaussures quand on y entre, on laisse les portables à l’entrée, la vaisselle a été choisie spécialement pour ce lieu dans un troc… Un artiste peut venir pour créer ou juste pour se ressourcer. Il n’y a aucune pression ! » Le Valaisan se souvient de ce chanteur folk, qui n’avait plus touché sa guitare depuis des mois, tant il était « sclérosé » par l’industrie. « Je lui ai parlé de raclette, des caves alentours, jamais de musique. J’avais seulement laissé une vieille guitare de 1946, dans un coin. Une semaine après, il m’appelait pour me dire qu’il avait recommencé à écrire des textes et qu’il voulait revenir avec son producteur pour terminer ses chansons. »
Entre les trois artistes, les échanges ont été à la fois drôles, touchants et authentiques. Au menu : chasse pour les hommes, poisson pour les femmes !
Le Valaisan ne le cache pas : cette maison est la concrétisation d’un rêve. Elle lui permet d’y ranger ses livres, d’y accrocher les œuvres d’art qu’il achète çà et là, mais surtout d’y inviter les artistes qu’il aime bien. « Pour qu’ils continuent de garder la flamme et deviennent mes copains », sourit-il. Marc Aymon apprécie ces moments de partage. Il les recherche. Il les provoque. L’humain est toujours présent, quand il crée des chansons avec des enfants autistes, parcourt la Francophonie avec sa guitare en bandoulière ou prend une artiste, Milla, sous son aile. « Pour notre prochain projet, nous partons sur les traces des familles suisses, qui ont quitté le pays au XIXe siècle pour s’installer de l’autre côté de l’Atlantique », dévoile-t-il. Un voyage artistique et humain qui les amènera, en bateau, de Marseille à Buenos Aires.
« À Cuba, la mort fait partie de la vie. Nos ancêtres nous ont permis de vivre cette expérience qu’est la vie. »
De la musique à l’art brut
L’Atlantique, Yilian Cañizares l’a aussi traversé en octobre, à l’invitation de l’Université d’État de Louisiane, à Bâton-Rouge, là où habitent ses parents, pour donner deux masterclasses et trois concerts. « J’ai aussi travaillé avec des enfants de la communauté défavorisée, issus de familles en majorité noires et monoparentales. La musique est un moyen pour eux de dire qui ils sont ! » La Cubaine a besoin d’amener du sens à ses projets. Si elle aide Bastoun, un autre chanteur valaisan, à concrétiser son rêve, devenant la « directrice artistique » de son prochain EP, ce n’est pas par ambition. « Son univers est éloigné du mien, mais sa personne, ses textes, me touchent. Je ne pourrais jamais travailler sur un projet qui ne me touche pas… » Yilian a ainsi accepté de collaborer avec le Musée d’art brut à Lausanne pour une prochaine exposition sur l’art brut cubain (jusqu’au 25 avril 2025), parce qu’elle aime « le regard détaché de ces artistes » sur leurs propres créations. « La notion égotique n’existe pas dans l’art brut. Se pose alors cette question : à quel moment se sent-on un artiste et quand ne l’est-on plus ? »
Au cours du repas, entre rires et confidences, il est souvent question d’artistes. Barbara, Malick Sidibé, Esperanza Spalding, Kevin Germanier ou Not Vital : leur nom inspire, leur personnalité séduit, leur œuvre nourrit… On évoque ces « passerelles » que l’on peut jeter entre les arts. La scène, ce lieu sacré, où un artiste « se met à nu, ouvre son cœur et, pour ça, mérite d’être écouté ». Les réseaux sociaux où l’on choisit, ou pas, de montrer l’acte de création. Et puis, il y a cette recherche d’un idéal, qu’il s’agit de maîtriser. « Je suis incapable de réécouter mes chansons après leur sortie, car je serais attirée par le détail qui dérange », avoue Yilian. Alexia Weill, elle, a dû apprendre à se déconstruire, à lâcher prise, pour ne pas se laisser déborder par cette quête de la perfection. « Personne n’est parfait », dit-elle. L’art ne l’est pas, non plus. Et ce sont dans ces imperfections qu’il est le plus inspirant.