Faut-il avoir peur de l’IA ?
Du dernier clip de Bigflo & Oli à la cure de jouvence offerte à Harrison Ford dans Indiana Jones, l’intelligence artificielle est partout dans l’art. Si elle ne cache pas ses imperfections, elle provoque surtout beaucoup de questions face à l’absence de cadre légal qui accompagne son développement. Bienvenue dans le monde virtuel.
Par Jean-Daniel Sallin © Midjourney/Mélina Reymondin
Dans l’exposition qu’il propose jusqu’au 4 mai prochain, au Palazzo Fava, un palais du XVIe siècle, à Bologne, Ai Weiwei se pose une question essentielle : Qui suis-je ? Parmi la cinquantaine d’œuvres, en majorité des sculptures, des photographies et des installations, il y a une vidéo où l’artiste et activiste chinois défie l’intelligence artificielle, en lui adressant 81 questions, politiques, philosophiques, voire absurdes. « Pouvez-vous dresser une liste exhaustive des prisonniers politiques dans le monde ? Les êtres humains aspirent-ils à la mort ? Les États-Unis peuvent-ils continuer à imprimer des dollars ? » Ce projet, baptisé simplement Ai vs AI, doit contribuer à s’interroger sur les dangers que l’IA représente pour l’homme. « Nous devons prendre le temps de réfléchir à cet outil, pour comprendre qui nous sommes et ce que nous devons faire pour nous protéger et arrêter la disparition de la société civilisée », expliquait-il à nos confrères de la RTS.
IA. Depuis le lancement de ChatGPT par l’entreprise américaine OpenAI, en novembre 2022, ces deux lettres sont sur toutes les lèvres, à l’origine des fantasmes et des cauchemars les plus fous. Certains, les optimistes, y voient une occasion d’éradiquer les maladies et de surmonter la crise climatique. D’autres, les pessimistes, craignent la disparition des emplois et le remplacement de l’homme par la machine. Si l’expression existe depuis 1956, l’intelligence artificielle gérait déjà une partie de notre vie sociale, politique et culturelle grâce aux fameux algorithmes des réseaux sociaux. Mais, depuis 2 ans, elle est passée à la vitesse supérieure : grâce au deep learning, cette technologie profite du volume et de la granularité des données pour faire des prédictions de plus en plus correctes. Vous lui donnez une information, elle s’en va piocher des réponses sur la Toile, à coups de statistiques et de paramètres ajustés, afin de vous en livrer une autre. Simple comme bonjour ! Aujourd’hui, l’IA déploie ses tentacules dans tous les milieux, servant aussi bien la médecine et la finance que les ressources humaines et l’armée. Pour le meilleur et pour le pire.
Bigflo & Oli : un clip sans humain
« Les IA finiront par nous connaître mieux que nous, jouant à la fois le rôle d’un super-assistant, coach, médecin, psychologue, meilleur ami et alter ego rationnel et bienveillant », écrit Julien Gobin, philosophe, dans le livre L’IA peut-elle nous remplacer ? (Bayard Éditions, 2024). « Par souci d’efficacité et de confort, nous externaliserons progressivement auprès d’elles notre cognition, nos choix et notre libre arbitre, c’est-à-dire notre autonomie. (…) Déléguer sa cognition aux IA, c’est priver l’individu des étapes intermédiaires qui forgent son identité, mobilisant mémoire, réflexion et gestion des émotions. »
« Les IA finiront par nous connaître mieux que nous, jouant le rôle de coach, médecin, meilleur ami… »
Évidemment, l’art et la culture ont aussi cédé aux sirènes de l’IA. On ne compte plus les projets en musique, au cinéma, dans la communication, dans les musées… En septembre 2022, la Focus Art Fair, à Paris, avait exposé une œuvre inédite de Vincent Van Gogh, montrant deux lutteurs au corps-à-corps : il s’agissait en fait d’un tableau révélé en 2012 par rayons X sous une nature morte datée de 1886. Deux chercheurs de l’University College of London ont utilisé l’intelligence artificielle pour recréer cette toile disparue : leurs algorithmes se sont basés sur des centaines d’œuvres du peintre pour se familiariser avec son style, son usage des couleurs et ses coups de pinceaux. Au début de l’année, lors du Festival international de la bande dessinée, à Angoulême, le débat faisait rage autour de cette BD, Un autre monde, créée entièrement avec l’IA : s’il a imaginé le scénario, Benjamin Arbeit s’est servi de Midjourney pour générer les 250 cases de son livre. « Je ne sais pas dessiner, je ne suis pas illustrateur », dit-il. Il ne lui a fallu que… trois semaines pour réaliser cet album, auto-édité grâce au crowdfunding. Que dire aussi du dernier clip de Bigflo & Oli, Ça va beaucoup trop vite ? Ils annoncent la couleur dès les premières secondes : ils ont confié les paroles de leur chanson à une intelligence artificielle, le logiciel a créé 49 225 images, aucun être humain n’a participé à la création de la vidéo… Pour les deux rappeurs de Toulouse, ce choix était logique, puisque le titre évoque, sur un flow hyper rapide, les progrès toujours plus rapides de l’humanité. « L’utilisation de l’intelligence artificielle nous semblait intéressante pour interroger sur l’avenir de l’artiste au milieu de tout ça », ont-ils expliqué au Parisien. Mais ce clip pose néanmoins la question de la participation, ou non, de l’homme dans le processus créatif. « Pourquoi les producteurs s’encombreraient à débloquer un budget pour les illustrateurs, les graphistes ou les photographes quand ils peuvent obtenir ce qu’ils désirent en deux-trois clics ? », questionne Romain Garcin, directeur artistique indépendant, notamment dans le rap.
Le pic des attentes irréalistes
Les exemples ne manquent pas. L’IA permet ainsi d’offrir une cure de jouvence à Harrison Ford dans le dernier Indiana Jones, de ressusciter Carrie Fisher dans l’épisode IX de Star Wars ou de multiplier à l’infini le visage de Christophe Willem dans son clip Comme un pantin. Toys R Us a présenté son premier spot publicitaire, The Origin of Toys, réalisé 100 % avec Sora, le logiciel d’OpenAI. On a même eu droit, en mai, au premier concours de beauté pour élire la plus belle femme générée par l’intelligence artificielle. Même le jury était composé de deux influenceuses virtuelles… Où s’arrêtera-t-on ? Pour l’instant, on observe une frénésie artistique autour de ces nouveaux jouets. Comme si chacun souhaitait tester leurs limites. Mais, pour Matthieu Corthésy, expert en réseaux sociaux et stratégies digitales, cette folie finira bien par se canaliser, une fois que l’attrait de la curiosité s’atténuera. « C’est la courbe de Gartner qui explique les phases clés dans le cycle de vie d’une technologie », explique-t-il. « Après un lancement, on atteint très vite le pic des attentes irréalistes. Découle alors une phase de déception… La pente remonte ensuite pour atteindre ce que l’agence appelle le plateau de productivité. » À ce moment-là, l’applicabilité et la pertinence de la technologie sur le marché portent leurs fruits. Aujourd’hui, selon le Vaudois, l’intelligence artificielle semble atteindre gentiment le « sommet » de la courbe. « Les investisseurs qui pensaient qu’elle révolutionnerait tout en moins de 2 ans se montrent moins enthousiastes », relève Matthieu Corthésy. Cependant, l’expert admet que le monde ne tournera plus tout à fait de la même façon avec l’IA.
« Simplement, personne ne peut prévoir avec précision ce qui se passera… » Qui peut prédire la capacité d’apprentissage des algorithmes ? Quelle puissance auront les prochains logiciels développés par OpenAi, Adobe ou Microsoft ? Quelles seront les professions impactées par l’utilisation de l’intelligence artificielle ? « L’IA peut servir de catalyseur à la créativité humaine, en nous poussant à penser au-delà de nos limites conventionnelles et à collaborer de manière innovante », estime Andrew Ng, chercheur et cofondateur de Google Brain.
Pour l’heure, l’IA dévoile ses imperfections. Sans rougir. Comment le pourrait-elle d’ailleurs ? En 2016, un court-métrage de science-fiction, Sun-spring, avait été tourné avec un scénario généré par l’intelligence artificielle. Résultat : le film est truffé de clichés et, surtout, de dialogues sans queue, ni tête. L’expérience a au moins le mérite d’exister, démontrant que l’IA est incapable de raconter une histoire cohérente. Un sentiment bizarre survient également, lorsqu’on découvre les univers qu’elle peut imaginer, au gré des différents prompts qu’on lui sert, avec ces « humains » qui affichent le plus souvent des sourires béats, dont les traits se déforment à chaque mouvement. C’est la théorie de la Vallée dérangeante, publiée par le roboticien japonais Masahiro Mori en 1970 : plus un robot est similaire à un humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. On se sent remué par ces images, artificielles, sans émotion, qui nous plonge dans des mondes fantastiques, parallèles ou irréels.
« Pour l’instant, il y a un effet waow », estime Matthieu Corthésy. « L’attrait de la nouveauté pousse les artistes à tester l’IA, cela fait parler… Mais, si on se retrouve avec une série de clips générés par l’intelligence artificielle, sans point de vue artistique, l’intérêt risque bien de retomber. » Le Vaudois tire un parallèle avec les effets spéciaux au cinéma et l’exemple de Top Gun : Maverick où les producteurs se sont empressés de dire que toutes les cascades ont été filmées avec de vrais acteurs, et sans effets spéciaux. L’argument de vente avait changé de camp… « Le public ne souhaite-t-il voir que des images créées par l’IA ? Je n’en suis pas sûr ! »
Deepfakes et droits à l’image
Mais l’utilisation de l’IA pose aussi la question des droits à l’image. La multiplication des deepfakes, sur les réseaux sociaux, donnent ainsi des sueurs froides aux stars. Cette technologie – utilisée par Nicolas Canteloup sur TF1 dans un cadre défini – permet de remplacer un visage par un autre sur une vidéo. Tom Hanks s’est ainsi retrouvé, à son insu, dans une publicité pour une assurance dentaire ou des médicaments. L’actrice américaine Scarlett Johansson, elle, a accusé OpenAI d’avoir utilisé sa voix pour répondre aux utilisateurs de ChatGPT. On se souvient aussi de la grève des acteurs, à Hollywood, en 2023, dont l’une des revendications concernait le clonage des comédiens par les studios de production et les droits qui en découlent. Désormais, il n’est plus possible d’utiliser leur image virtuelle sans leur consentement préalable…
« Plus un robot est similaire à un humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. »
« C’est un peu le Far-West », admet Matthieu Corthésy. « Nous sommes dans une zone grise où la technologie avance vite et où le droit peine à légiférer. » L’expert relève un autre problème : celui de l’appropriation des œuvres d’autrui pour en créer de nouvelles. L’IA siphonne Internet, se nourrissant de données d’entraînement pour générer des images, des vidéos et des textes. Parle-on alors d’inspiration ou de plagiat ? Observera-t-on une recrudescence de procès pour exiger des droits d’auteur ? « Adobe a pris les devants : l’entreprise se porte garante pour toutes les images créées avec son logiciel Firefly. S’il devait y avoir un procès, elle prendrait les frais à sa charge », précise le Vaudois. Microsoft lui a visiblement emboîté le pas. Le message est clair : faites-vous plaisir ! Autant dire que la boîte de Pandore est grande ouverte et personne ne sait vraiment ce qu’elle va enfanter. L’IA n’en est qu’à ses prémices. Elle va encore évoluer, progresser, s’affiner… Il est encore temps de poser des garde-fous pour éviter l’anarchie.
MIDJOURNEY
ROGER FEDERER EN GUILLAUME TELL ?
Pour illustrer cet article sur l’intelligence artificielle, pourquoi ne pas créer des images exclusives avec Midjourney ? L’idée était amusante et elle a provoqué l’enthousiasme au sein des graphistes de BuxumLunic. Encore fallait-il trouver le prompt qui conviendrait au logiciel. Ma première intention était d’utiliser les visages de nos humoristes, Yann Marguet et Thomas Wiesel. J’imaginais le premier en Guillaume Tell (la barbe, peut-être… ) et le second en star du foot. Mais Mélina – qui s’est vu confier cette mission – a rapidement été confrontée aux limites de Midjourney : si les personnalités recherchées ne sont pas connues mondialement, le générateur d’images rame, malgré les exemples qu’on lui sert sur un plateau, à créer le portrait idoine. Notre Guillaume Tell ressemblait à Yann Marguet, mais ce n’était pas Yann Marguet ! Il fallait donc viser plus haut : Roger Federer. Le Bâlois est célèbre, le logiciel n’a donc pas eu de souci majeur à générer la bonne image. Voilà le champion affublé des frusques de notre héros national ! Vu comme ça, il a même un air de Robin des Bois. Et pour cause… Il ne tient pas l’arbalète dans le bon sens. Malgré nos demandes répétées et affinées, Midjourney ne parvient pas à redresser l’arme à l’horizontal. Autant lui glisser un arc entre les mains, cela sera plus crédible ! Pour la deuxième image, nous avons choisi Charlie Chaplin et nous avons demandé au logiciel de le transposer, clin d’œil à son film Les Temps Modernes, dans une usine du XXIe siècle. Mais, spontanément, Charlot se retrouve dans un environnement des années 30. Les images de référence, en noir et blanc, ont-ils influencé le logiciel ? Peut-être. Ce n’est pas la seule incohérence ! En lieu et place du légendaire melon, il porte un chapeau claque et, pire encore, l’homme n’a que quatre doigts à sa main droite. On me dit alors que c’est un problème récurrent chez Midjourney… Il faudra beaucoup de patience et de persévérance à Mélina pour obtenir la photo désirée. Reste que ces générateurs d’images (Firefly, Freepik, Artguru, etc. ) sont en pleine évolution et qu’ils offrent des perspectives illimitées en termes de création. « Les artistes vont s’emparer de ces outils pour en faire quelque chose d’intéressant », souligne Matthieu Corthésy. « On assistera forcément à un mélange des genres, car, quelle que soit l’œuvre générée par l’IA, elle nécessitera un travail ‹humain› derrière pour la magnifier… » Qui s’en plaindra ?